Interview #10 – Bruno Mathis

Chaque semaine, Assas Legal Innovation part à la rencontre de professionnels afin d’échanger sur le thème de l’innovation en droit. 

Pour cette nouvelle édition, Liz Khoury a rencontré Bruno Mathis, consultant et chercheur indépendant, et administrateur de Open Law, un espace de travail et d’expérimentation pour les acteurs du droit.

I) Open law et open data

• Pouvez-vous vous présenter et expliquer l’activité de l’association « Open law, le droit ouvert » à laquelle vous contribuez ?

Je suis un consultant et chercheur indépendant, avec un passé dans le conseil en management et l’édition de progiciel. J’ai d’abord acquis une culture technique avant de développer des compétences en matière de compliance pour des clients essentiellement dans la banque et la finance.

Je suis venu à Open Law par le truchement de l’analyse sémantique, un de mes sujets de recherche, ayant constaté que les professions du droit sont les premières intéressées par les outils d’analyse du texte.

La veille en innovation technologique au service du droit est l’un des axes développés par l’association. Mais ce n’est pas le seul. Open Law fait d’abord la promotion de l’accès au droit, aussi bien par les citoyens que par les professionnels. C’est un tiers-lieu où professions du droit, éditeurs juridiques, administrations publiques et société civile peuvent venir dialoguer et co- concevoir des solutions innovantes au bénéfice de tous.

• Pensez-vous que l’open data soit compatible avec les revendications croissantes de protection de la vie privée et d’anonymisation des données ?

Oui. Promouvoir le droit ouvert conduit à promouvoir les données ouvertes. L’Open data est donc dans l’ADN de l’association. Sans doute l’aspiration de la société à une meilleure protection de la vie privée se fait-elle davantage sentir, ces dernières années, que l’aspiration à un meilleur accès aux données publiques. L’open data de la jurisprudence est un révélateur de ces attentes contradictoires. Mais Open Law considère qu’open data et respect de la vie privée peuvent être conciliés. Il s’agit de mettre le curseur au bon endroit.

On peut regretter à cet égard que le gouvernement ait choisi de retirer les noms des avocats et des juges dans les décisions de justice mises à disposition et d’accorder un pouvoir discrétionnaire au juge ou au greffier pour procéder à des occultations de fragments de texte en sus du processus de pseudonymisation. Alors que l’enjeu est d’étendre le périmètre de l’open data de 1% à 100% de la jurisprudence, on commence par appauvrir le contenu du premier 1% ! Il faut rappeler que le respect de la vie privée des personnes s’entend comme le respect de leurs « droits et libertés fondamentales », au sens du RGPD, et que c’est une étude d’impact qui est censée établir le risque que celles-ci soient atteintes. Les mesures de protection envisagées sont excessives et elles précèdent l’étude d’impact au lieu d’en être la conséquence. Elles risquent de nuire à l’exploitabilité des décisions et de faire manquer l’objectif d’un meilleur accès au droit pour les justiciables grâce à la jurisprudence.

II) Justice prédictive

• Qu’est-ce que la justice prédictive ?

On devrait parler de justice prévisionnelle, ou d’analyse prévisionnelle de la jurisprudence. C’est une aide à la décision, d’une stratégie d’action pour l’avocat ou d’un jugement pour le juge, fondée sur une analyse de décisions de justice passées. Et elle n’est pas nécessairement fondée sur l’intelligence artificielle.

• Justice prédictive : opportunité ou menace ?

C’est l’irruption de l’intelligence artificielle qui obscurcit le débat. On peut faire de l’analyse prévisionnelle avec des outils classiques, comme l’entreprise le fait depuis 40 ans. Mais pour cela il faut d’abord de l’open data. Il faut beaucoup plus de décisions mises à disposition, couvrant un plus grand nombre de thématiques avec une bonne représentativité statistique. Et, à chaque décision, il faut associer des métadonnées. Leur liste a d’ailleurs été établie par des Conclusions du Conseil européen qui remontent à 2011, et qui n’attendent qu’à être mises en œuvre. L’absence totale du rôle des métadonnées dans ce débat public est regrettable. S’il y a une menace, c’est qu’en présence de corpus de décisions réduits, appauvris, et dépourvus de métadonnées, les ré-utilisateurs n’aient en effet d’autre choix que de recourir à des techniques moins intelligibles, moins transparentes et plus sujettes à caution dans leurs résultats.

Toute analyse prévisionnelle peut comporter des biais, selon la construction de l’algorithme et son utilisation ou non de l’intelligence artificielle. Sans aller jusqu’à la prise en compte de la réalité sociale, on peut au moins lier chaque décision au droit positif du moment et éviter tout anachronisme. Mais ce qui me frappe, dans le débat actuel, c’est qu’on est prompt à trouver des tas de biais dans la machine sans réaliser qu’un open data des décisions de justice, avant même de permettre la prévision, permet une analyse des biais humains existants. Or il n’y a d’analyse pertinente des biais de la machine que relativement aux biais humains.

• La justice prédictive pourrait-elle remplacer à terme la « justice humaine » ?

Rappelons que les contraventions routières sont déjà automatisées et que les barèmes présents dans d’autres domaines du droit, même s’ils ne sont pas rendus publics, relativisent déjà la
« justice humaine ». Arrêtons de jouer à se faire peur !
L’analyse prévisionnelle des décisions de justice va trouver des cas d’application très intéressants, notamment dans les litiges de faible montant ou les procédures en irrecevabilité. Mais ce ne sont pas des domaines où la valeur apportée aujourd’hui par l’humain est la plus forte. Il peut y avoir un enjeu en termes d’emploi chez les avocats, dans certaines spécialités, mais c’est un autre sujet que la « justice humaine ».

Donc, à terme, la justice sera toujours rendue par des juges humains, mais débarrassés de tâches à faible valeur ajoutée et disposant de davantage de temps pour se former leur jugement.

III) Économie et numérique

• Le bitcoin peut-il devenir une monnaie, intégrable de façon pleine et entière dans notre économie ? Un système monétaire basé sur le bitcoin serait-il viable ?

Je ne sais pas. « De façon pleine et entière » suppose que les commerçants, les entreprises, l’acceptent en masse, et on en est loin. Cela peut paraitre frustrant de le dire, alors que le bitcoin a bientôt dix ans, mais je pense que c’est encore trop tôt pour faire un pronostic. La recherche académique doit être poursuivie. Par exemple, il faut qu’on ait une meilleure compréhension de la porosité entre l’économie traditionnelle et la crypto-économie.

Quant à la notion de « système monétaire », celui du bitcoin est un système exclusivement gouverné par l’algorithmique. Il n’y aura pas de « politique monétaire » du bitcoin, avec des instruments comme la dévaluation ou l’assouplissement quantitatif. Comprendre comment se comporte un tel « système monétaire » fait partie de ces différents domaines de recherche encore devant nous.

• Pensez-vous que les petites entreprises pourront faire face aux obligations importantes posées par le RGPD (collecte, stockage, sauvegarde des données personnelles) ?

Les petites, oui. Pour une boulangerie de quartier, une entreprise de maçonnerie, il n’y a pas de sujet. Pour une pharmacie, qui manipule des données de santé, il y a un peu de travail. Pour une majorité de PME, la charge de mise à conformité ne sera pas si lourde que certains cherchent à le faire croire. Elle le sera un peu plus pour leurs sous-traitants, gestionnaires de paie, experts- comptables, etc… Parmi les entreprises de taille intermédiaire, une petite frange (dans les services numériques, les data brokers, le conseil…), aura une charge substantielle à répartir dans la durée. La médiatisation du RGPD a une vertu pour beaucoup, c’est de les amener à se mettre en conformité avec la loi Informatique et Libertés dans sa version antérieure.

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