Cécile Lau
Étudiante en double diplôme de droit français et de droit anglais à King’s College London et à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Master 1 Droit des Affaires et Management / MBA
Sarah Khawam
Étudiante en double diplôme de droit français et de droit anglais à King’s College London et à l’Université Paris-Panthéon-Assas
Le marché mondial du luxe a atteint 1,5 trillion d’euros en 2023, soit une augmentation de 10% par rapport à 2022 et établissant ainsi un nouveau record pour l’industrie et démontrant sa résilience vis-à-vis des problèmes globaux.[1] Cette croissance est due à plusieurs facteurs notamment l’importance qu’attribue les consommateurs au nom des marques de luxe. Afin de répondre constamment aux attentes du public et des actionnaires, les entreprises de mode sont confrontées à une concurrence ardente et en évolution sous l’effet des changements technologiques qui affectent l’industrie du luxe.[2]Au cœur de tout ce changement se trouve l’Intelligence Artificielle (IA), définie comme un ensemble de théories mises en œuvre pour réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine, qui présente des défis différents de ceux d’autres industries.[3]
Cet article vise à examiner de manière critique les problèmes juridiques – notamment en matière de propriété intellectuelle, droit à l’image, et en droit social – soulevés par l’IA dans la mode de luxe, en examinant l’utilisation et les conséquences des mannequins IA (I) et des jetons non fongibles de luxe (NFTs) (II).
- L’encadrement juridique de l’utilisation de mannequins IA dans la mode, insuffisant mais susceptible d’évoluer
Ces dernières années, des enquêtes ont ciblé certains géants de la mode – dont Louis Vuitton, Levi’s et Nike – pour leur recours à des entreprises spécialisées dans la création de mannequins digitaux par l’IA. En effet, ces entreprises ont développé une IA formée sur un vaste ensemble de données d’images de mannequins réels, afin de générer des images de mannequins pour des campagnes publicitaires, des catalogues de mode et autres besoins de l’industrie, au lieu de solliciter des mannequins humains. Prenons par exemple la mannequin Shudu, connue pour être le visage de marques telles que Karl Lagerfeld et Paco Rabanne. Shudu est en fait une mannequin numérique inspirée par des mannequins réelles tels que Grace Jones et Alex Wek. Ce genre d’utilisation a soulevé, ou a exacerbé, certaines problématiques juridiques et éthiques. Bien que l’encadrement juridique soit pour l’instant insuffisant, de nouvelles lois offrent des perspectives encourageantes.
Est en péril tout d’abord le droit à l’image des mannequins, dont certains s’inquiètent que les entreprises de modélisation d’IA utilisent leur image sans leur consentement ou à leur insu. En effet, selon la militante Sara Ziff, puisque les mannequins cèdent généralement leurs droits d’image à leurs agences lorsqu’ils signent des contrats de prestation de service, les mannequins ne reçoivent pas d’information sur l’utilisation faite des scans 3D de leurs corps ou de leurs images. Même si les mannequins consentent de leur propre volonté à la cession de leur droit à l’image, la loi ne devrait-elle pas encadrer cette liberté afin qu’elle ne dégénère pas en abus ? Ce serait un abus de droit qu’une agence vende des images ou des scans de mannequins à leur insu à des entreprises d’IA spécialisées dans la création de mannequins digitaux générant des images permettant de les remplacer ou de leur priver d’une partie de leur marché. En effet, ces entreprises d’IA peuvent réduire considérablement les coûts des marques de mode : les mannequins humains facturent environ 35 $ l’heure, les plus célèbres peuvent gagner 5000 $ pour une seule journée, tandis que les agences d’IA telle que « Deep Agency » proposent leurs mannequins presque « parfaits » pour 29 $ par mois.[4]
Les problématiques liées à l’exploitation du droit à l’image des mannequins deviennent d’autant plus inquiétantes vu le fait que les mannequins ne sont généralement pas protégés par le droit du travail. Par exemple, aux États-Unis, les mannequins sont considérés comme entrepreneurs indépendants et ne sont donc pas couverts par le droit du travail (National Labor Relations Act 1935). Cette législation accorde une « protection contre le licenciement et la résiliation de contrats » en cas de création de syndicats.[5] Cela limite la lutte des mannequins lutte contre l’IA, car ils ne peuvent pas rejoindre des syndicats influents tels que le syndicat américain SAG-AFTRA qui compte plus de 150 000 professionnels dans le domaine de l’art, le cinéma et le marketing. Il est donc très souhaitable que, suite à des encouragements d’organisations à but non lucratif telles que Model Alliance, une session législative de l’État de New York soit prévue pour janvier 2024 pour voter sur « the Fashion Workers Act », ce qui offrirait aux mannequins de mode d’importantes protections du travail contre les abus par des technologies d’IA.[6]
Autre lueur d’espoir : les réglementations de l’Union européenne (UE) en matière de protection des données pouvant offrir une plus grande sécurité aux mannequins en raison de leurs champ d’application et des définitions englobantes qu’elle contient. Par exemple, les entreprises traitant des données d’un mannequin de l’UE doivent se conformer aux exigences du Règlement général de l’UE sur la protection des données (RGPD), notamment en signalant toute violation de données à caractère personnel à l’autorité de protection dans un délai de 72 heures.[7]
En outre, la technologie de mannequin d’IA soulève également des questions de diversité, d’égalité et d’inclusion (DE&I) dans le cadre des exigences de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Les entreprises de mode peuvent utiliser l’IA pour créer une « diversité artificielle », comme dans le cas du partenariat entre Levi’s et Lalaland.ai pour « augmenter le nombre et la diversité de leurs mannequins ».[8]
Peut-on considérer l’utilisation de mannequins IA, qui ne souffrent pas des discriminations et préjudices qu’un mannequin humain pourrait subir, comme promouvant la diversité ? Ces questionnements pousseront peut-être à l’adoption de nouvelles dispositions ; mais, à défaut, les entreprises seront incitées à veiller à l’impact qu’a le double standard sur l’image.
Il est donc évident que la technologie à un impact important sur les mannequins. De plus, les nouvelles technologies dans le domaine de la mode de luxe s’étendent au produits eux-mêmes, ce qu’on va voir dans la deuxième partie de cet article
- Litiges « de luxe »: naviguer dans les litiges NFT
La technologie a révolutionné mais aussi bouleversé le monde de la mode. C’est le cas des jetons non fongibles (NFT) qui en est un exemple clé: Il s’agit de fichiers numériques et non réplicables situés sur une chaîne de blocs (blockchain) qui garantissent l’authenticité d’une œuvre d’art ou constituent cette œuvre originale eux-mêmes.[9] Ils sont utilisés par des marques renommées telles que Tiffany & Co, Jimmy Choo et Gucci. Pour une vente aux enchères en 2021, Jimmy Choo avait déjà créé une collection de NFT avec des chaussures de sport de différents modèles et de différents niveaux de rareté évalués à plusieurs milliers de dollars la pièce. Les NFTs permettent aux maisons de luxe de se renouveler et d’atteindre une audience plus moderne tout en maintenant l’image d’exclusivité et d’inaccessibilité recherchée par ces marques.
Comme l’explique Carmen Kervella, auteur du livre Luxe et les Nouvelles Technologies :
« La force d’une marque de luxe réside dans son capital symbolique. La valeur d’un produit de luxe dépasse le caractère tangible de l’article : un sac fourre-tout en toile de Chanel coûte environ 500 euros, tandis que le sac à main Birkin oscille entre 25 000 et 300 000 euros. Quant à la version virtuelle du sac Dionysus de Gucci sur Roblox, elle s’est revendue pour plus de 4 000 dollars, soit plus cher que son homologue réel. La valeur d’un produit de luxe va bien au-delà du célèbre rapport qualité-prix qui s’applique aux marques de grande consommation ou même aux marques haut de gamme ».[10]
Les NFTs de luxe démontrent l’application réussie de la valeur symbolique des marques dans l’univers de la haute couture. La protection offerte par les smart contracts et la technologie blockchain garantit l’exclusivité et le caractère unique de chaque actif. Les informations, telles que la provenance, le prix et la propriété, sont enregistrées et stockées sur la blockchain. La technologie blockchain peut également être utilisée pour prouver l’authenticité des produits matériels. Par exemple, la Blockchain Aura est utilisée exclusivement par des maisons de luxe telles que LVMH ou Prada, ce qui permet de tracer et certifier leurs produits.
Mais leur caractère nouveau entraîne des questions de droit, notamment en matière de droits d’auteur. Alors que les entreprises du luxe luttaient déjà contre la contrefaçon traditionnelle, la crypto-contrefaçon est un défi émergent. Cette dernière porte préjudice à l’image des marques de luxe et nuit à leur caractère exclusif. L’exemple le plus parlant est sans doute celui de l’artiste américain Mason Rothschild et de son projet NFT « MetaBirkins ». En 2021, il s’inspirait du fameux sac Birkin de la marque Hermès pour réaliser une série de cent versions NFT du sac.
Heureusement, le droit des marques peut être utilisé pour lutter contre l’utilisation illicite d’un dessin ou d’un modèle, battant en brèche l’idée que les NFT ne sont qu’une forme « d’expression artistique ». En juin 2023, Hermès a obtenu gain de cause dans un procès intenté à l’encontre de Mason Rothschild.[11] En l’espèce, le droit de marques américain s’est appliqué à ces « MetaBirkins », qui ont été considérés comme des produits commerciaux plutôt que de simples œuvres d’art. Le premier amendement de la Constitution américaine, protégeant la liberté d’expression et sur lequel l’artiste s’était appuyé, ne s’est au contraire pas appliqué dans ce cas-là.
Différents facteurs dans de tels conflits sont pris en compte, tels qu’une potentielle atteinte à l’image de la marque, le nombre d’objets vendus, leur prix et l’intention de l’artiste. En l’espèce, le MetaBirkin aurait rapporté près de 800 000 dollars à l’artiste, et s’inspirait d’un premier projet, le « Baby Birkin », qui s’était déjà montré fructueux. Mais l’issue d’un procès dépend des circonstances et des faits en cause, qui ne seront probablement pas toujours aussi évidents que dans le cas du MetaBirkin. Une solution à ce problème de droits d’auteur serait alors la responsabilisation des plateformes NFTs, tel que OpenSea, l’un des marketplaces phares liés à la vente de NFTs, et où étaient vendus les MetaBirkins.
La protection des acheteurs est également mise en cause. Au Royaume-Uni, les NFTs sont considérés comme une propriété à part entière, distincte de la propriété intellectuelle de l’artiste, et qui permet leur restitution au propriétaire en cas de vol.[12] Mais les droits accordés aux acheteurs de ces objets virtuels restent flous, leur capacité à être possédés étant toujours débattue. Pour combler ce vide, la Law Commission au Royaume-Uni propose la création juridique d’une « nouvelle catégorie de choses » pour les nouveaux objets tels que la cryptomonnaie.[13] Mais actuellement, un vide juridique persiste quant à la notion de NFT qui reste nouvelle, rendant l’opposabilité à l’égard des tiers plus complexes que pour la propriété tangible déjà bien établie juridiquement. En France, les droits liés à la possession de NFTs semblent se limiter au smart contract et à ce qu’il contient.
Ainsi, l’encadrement juridique des NFT reste complexe en raison de leur caractère novateur. Avec l’essor économique de cette technologie, de nouveaux défis émergent, tels que le piratage informatique qui pourraient nuire à cette nouvelle facette de la mode du luxe si le cadre légal ne s’adapte pas rapidement pour y répondre. Il sera alors important d’observer l’évolution de ces enjeux, notamment en ce qui concerne le statut juridique des NFTs.
Les défis en matière de propriété intellectuelle, et liés plus généralement au caractère encore récent des nouvelles technologies, ne freinent pourtant pas les grandes maisons de luxe qui expérimentent de plus en plus. Comme l’a souligné Bernard Arnault, CEO de LVMH, la désirabilité s’obtient grâce à l’expérience spéciale du client avec la marque. C’est ce que les nouvelles technologies peuvent offrir, par exemple à travers les showrooms virtuels. LVMH s’est associé à Epic Games, l’entreprise créatrice de Fortnite, pour faire plonger les clients dans des expériences immersives lors de l’événement Viva Technology, l’un des plus grands événement de start-up et de technologie en Europe. En effet, une version interactive du défilé de mode automne/hiver 2023 de Louis Vuitton a été organisée en utilisant la technologie d’Epic Games, démontrant la révolution apportée par la technologie dans la vie de tous les jours.
[1] Claudia D’arpizio et al, ‘Global luxury market projected to reach €1.5 trillion in 2023, a new record for the sector, as consumers seek luxury experiences’ (Bain & Company Media Center, 14 November 2023)
[2] Anita Balchandani et al, ‘The state of Fashion 2024: Finding pockets of growth as uncertainty reigns’ (McKinsey & Company, 29 November 2023)
[3] Larousse ‘Intelligence Artificielle’ 2024
[4] Ibid
[5] National Labor Relations Act of 1935 (USA)
[6] Sarah Kent, ‘Is This the Year New York Regulates Fashion?’ (The Business of Fashion, 9 January 2024)
[7] Nigel Jones, ‘I am an American business. Do I have to be GDPR compliant?’ (The Privacy Compliance Hub, June 2018)
[8] Tariro Mzezewa ‘Levi’s ‘Artificial Diversity’’ The Cut’s Morning Blogger (New York, 27 March 2023)
[9] Frédérique Perrotin, ‘Les NFTs dans le secteur de l’art’ (Lextenso, 12/10/2023)
[10] Entretien avec Carmen Turki-Kervella, auteure de “Le Luxe et les Nouvelles Technologies” (Hors collection, Maxima, Octobre 2015)
[11] Blake Brittain, ‘Hermes wins permanent ban on ‘MetaBirkin’ NFT sales in US lawsuit’ (Reuters Business, 24 June 2023)
[12] Osbourne v Persons Unknown and Others (2023) EWHC 39 (KB)
[13] Law Commission, Digital Assets: Consultation Paper (Law Com No 256, 2022)