La responsabilité civile des fonds activistes

Jérémie Balbous
Étudiant en double diplôme de droit français et de droit anglais à King’s College London et à l’Université Paris Panthéon-Assas, Master 2 Droit Privé Général

Nouveaux acteurs des marchés financiers, les fonds activistes sont souvent désignés en opposition aux investisseurs passifs. Bien décidés à provoquer leur fortune, leur but est simple: déceler des failles de stratégie économique, de gouvernance, voire les potentielles fraudes de sociétés cotées, et les exploiter pour en tirer un profit. La pratique a été favorisée par les scandales financiers qui ont fragilisé les marchés. L’affaire Enron, par exemple, la société modèle de la gouvernance américaine, qui a sombré dans un scandale de fraude comptable, alors même qu’elle était encore désignée comme « still the best of the best » par Goldman Sachs, la veille du scandale.[1] Faut-il rappeler les conséquences désastreuses pour tant d’américains qui ont perdu leur pension de retraite ? En ne prenant qu’une fraction du capital d’une société, un actionnaire peut influer sur la politique à suivre ; pourtant, dans les marchés de capitaux, le pouvoir n’est-il pas justement censé être corrélé au capital investi ? Pour reprendre la formule de Bruno Oppetit, n’est-ce pas là faire du capitalisme sans capital ? Si le fait que l’actionnaire prenne un rôle actif dans la société peut être vu comme positif, cela ne doit pas se faire au détriment des règles du marché et de la stabilité des entreprises.

Il est difficile de donner une définition satisfaisante de l’activisme actionnarial, puisque ce n’est pas une notion juridique à proprement parler. Le rapport du Club des juristes en donne des éléments : « Le comportement d’un investisseur usant des prérogatives accordées aux minoritaires afin d’influencer la stratégie, la situation financière ou la gouvernance de l’émetteur, par le moyen initial d’une prise de position publique ».[2] Trois éléments : l’utilisation des prérogatives de l’actionnaire (expertise de gestion, inscription d’une résolution à l’ordre du jour), l’intention d’influencer la stratégie de l’entreprise, et surtout, la publicité des positions. L’arme principale des fonds activistes est en effet la pression médiatique, par des rapports financiers internes, lettres personnelles comminatoires voire injurieuses, fuites dans les médias. Les conséquences peuvent être drastiques : rappelons-nous de la révocation d’Emmanuel Faber de la tête de Danone sous la pression du fonds Bluebell Capital, qui ne gérait qu’un fonds d’à peine 70 millions d’euros et ne possédait que 20 millions € de Danone sur 41 milliards de capitalisation boursière… soit 0.05 % du capital.[3]

Le cas des activistes vendeurs, aussi appelés short-sellers, au vu de leur position à découvert, est probant. L’hypothèse est simple : un fonds repère une société-cible, qu’elle estime sur-évaluée par les marchés. L’action vaut 10, elle devrait n’en valoir que 3. Le fonds prend une position à découvert, c’est-à-dire qu’elle emprunte à un établissement de crédit des actions moyennant une prime. Elle revend ensuite les actions sur les marchés espérant les racheter plus tard à moindre prix, pour les rendre au prêteur et empocher la plus-value. C’est une opération risquée, puisque l’exposition du shorteur est illimitée : une fois acquise, l’action peut prendre en valeur sans limite, à charge à l’investisseur de racheter les actions à prix fort. Par nature, la vente à découvert est controversée, puisqu’elle consiste à parier contre la bonne santé des marchés financiers, et que le but des shorteurs est de voir le cours d’une société chuter. C’est d’autant plus vrai pour l’activisme short : puisque les investisseurs actifs ont parié sur la baisse du cours de la société-cible, ils s’évertuent à faire chuter le prix de l’action. Un exemple d’actualité est celui de l’attaque du fonds Muddy Waters contre le groupe Casino. Un rapport virulent est publié en décembre 2015, pointant du doigt l’endettement supposé des holdings du groupe, que les liquidités à terme ne permettraient pas de supporter.[4] Le rapport dénonçait aussi le manque de transparence des comptes du groupe, suggérant de potentiels abus. Pourtant, les agences de notation financières comme Standard & Poor’s confirmaient la qualité du crédit du groupe Casino. Le rapport a eu l’effet de prophétie auto-réalisatrice escompté : le cours de Casino avait alors chuté de 20% — depuis, il a chuté de 95%. Face à la pression, la société n’a pas pu se redresser. Dans une interview donnée au Monde, le PDG de Casino Charles Naouri déclare : « Pendant ces huit ans, nous avons été l’objet d’attaques régulières de « shorts ». À force de diffuser des rumeurs négatives, dans un environnement légal qui ne nous protège pas, ils ont fini par asphyxier notre financement ».[5]

S’il est indéniable que l’activisme actionnarial au sens large permet l’efficience des marchés et assure une plus grande vigilance de la part des dirigeants de sociétés cotées, le potentiel d’abus et de déstabilisation des marchés est certain. Les fonds activistes se présentent comme une nouvelle milice des marchés, à l’affût des fraudes[6]. Comment leurs abus peuvent-ils être sanctionnés en droit ? Les méthodes utilisées par les fonds activistes — notamment les communications émises sur les entreprises-cibles — peuvent être appréhendées par le droit commun de la responsabilité civile. Une décision importante de la Cour d’appel de Paris a retenu la condamnation d’un actionnaire activiste pour usage abusif de son droit de critique (I), un fondement qui interroge (II).[7]

I – Le principe de l’abus de droit de critique  

La mise en œuvre de la responsabilité des fonds activistes du fait de leurs communication présuppose un abus dans l’utilisation de ce droit. En effet, les activistes sont légitimes à critiquer la gestion d’une société. Lorsqu’ils sont actionnaires, cela découle simplement de la participation active dans la société : ce serait même un élément d’affectio societatis.[8] Lorsque l’activiste n’est pas actionnaire, son droit de critique est protégé par la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales qui permet une liberté dans l’expression des personnes physiques et morales. Ceci est particulièrement vrai dans le cadre des sociétés cotées, par essence publiques. Vu l’importance de ces sociétés, leur bon fonctionnement et une bonne information du public, dont l’épargne est en jeu, relèvent de considérations d’intérêt général.[9]

Cela étant, comme toute liberté, le droit de critique n’est pas illimité. Conformément à la théorie de l’abus de droit, classique du droit des obligations, il n’est de droit dont on ne puisse abuser. L’intention de nuire pervertit l’usage normalement licite d’un droit et le rend illicite, donc condamnable, ce qui ressort notamment lorsque le droit est détourné de sa fonction sociale[10]. Dès lors, l’activiste ne peut utiliser son droit de critique dans un intérêt purement égoïste de recherche de profit, par opposition à un intérêt « commun » ou « social » qui serait lésé.[11]

Ce droit de critique se borne à la gestion de la société : la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) opère une distinction entre la critique de la personne du dirigeant et de la marche de la société. Dans un important arrêt Petro Carbo Chem, la Cour interdit toute condamnation, fût-elle symbolique, à l’encontre d’un actionnaire activiste minoritaire qui avait critiqué publiquement une importante société cotée roumaine, ce qui avait précipité son déclin.[12] La critique n’avait pas été abusive, en ce qu’elle ne visait pas le dirigeant, et qu’elle s’inscrivait dans un débat d’intérêt général sans être injurieuse ou dépourvue de base factuelle. A contrario, il faut comprendre que la critique activiste peut être abusive, la Cour relève même l’intérêt concurrent de protection du succès commercial et de la viabilité des entreprises, non seulement pour le bénéfice des actionnaires et des salariés, mais aussi pour le bien de l’économie en général. 

II – Le fondement de l’abus de droit de critique 

Dans l’affaire Altamir Investment, un activiste reprochait un manque de transparence comptable, des frais de gestion trop élevés, et un manque de performance de la société par rapport aux concurrents. Il publie ces reproches par le biais d’encarts payants et d’articles dans des journaux spécialisés, de notes publiées sur son site internet, de lettres adressées aux actionnaires, au président de l’AMF et de l’ADAM.

La Cour d’appel de Paris relève « un acharnement dans sa critique à l’encontre des gérants d’Altamir et a laissé planer un doute sur la transparence et la fiabilité de la gestion de cette dernière portant ainsi atteinte à sa moralité ». La société Moneta s’était donc rendue responsable « d’un préjudice d’image qu’il convient de réparer ».[13] Le caractère excessif de la critique se cristallise par la répétition d’une critique « systématique ».[14]

Si cette décision, première en la matière, ouvre la porte à la responsabilité civile des fonds activistes, reste qu’elle doit être tempérée. La Cour d’appel n’emploie pas les fondements habituels de droit interne en matière d’abus de droit de critique, que sont la diffamation et le dénigrement.[15] Ces fondements sont pourtant exclusifs l’un de l’autre. Le premier, issu d’un texte pénal, sanctionne les propos portant atteinte à l’honneur d’une personne, morale ou physique ; alors que le second n’est qu’une émanation de l’article 1240 du Code civil, spécifiquement réservé à l’atteinte aux produits et services d’une entreprise.[16] Pourtant, le défendeur, la société Moneta, avait bien fait valoir dans ses écritures que les faits pouvaient relever de la diffamation, mais non du dénigrement puisqu’il n’y avait pas de « volonté par une société concurrente, de détourner la clientèle de la société dénigrée ». 

Plusieurs interprétations sont possibles, vu le montant des dommages et intérêts alloués par voie de condamnation aux dépens de l’article 700 du Code de procédure civile. La Cour d’appel a peut-être estimé que les propos portant atteinte à l’honneur de la personne morale cachaient en réalité une critique de ses produits et services. Une jurisprudence contestée admet en ce cas la qualification de dénigrement.[17] Autrement, il est possible d’y voir la concrétisation de l’abus de droit comme fondement autonome de responsabilité en droit des sociétés. La motivation sibylline de l’arrêt le laisse croire. En outre, la mention répétée du terme « harcèlement » dans la décision interroge. La Cour d’appel a-t-elle alors adopté la thèse émise par A. Couret, qu’existerait une forme de harcèlement en droit des sociétés, au même titre que le harcèlement moral ou sexuel ?[18] Pourtant, harcèlement revêt les critères de la faute intentionnelle, qui, comme le rappelait un auteur : « suppose que la volonté soit dirigée non seulement vers l’acte dommageable mais également sur les conséquences de cet acte, c’est-à-dire sur le dommage lui-même »[19]

Les critères de cet abus de droit de critique sont encore flous, mais il est évident qu’il est une arme contentieuse importante pour les sociétés ciblées par les fonds activistes. Ce contentieux très factuel doit faire l’objet d’une clarification dans un objectif de sécurité juridique, essentiel en la matière. Ceci d’autant que les restrictions de liberté d’expression, dont fait partie le droit de critique, doivent être autorisées par une norme claire, nette, précise et détaillée, ce que contrôle la CEDH. 


[1]Jean-Jacques Pluchart,  « L’étude du cas Enron » in L’éthique des affaires : portée et limites de l’approche fonctionnaliste –  La Revue des Sciences de Gestion 2005/6 (n°216), p. 17 à 32

[2] Rapport Club des juristes, « Activisme actionnarial », novembre 2019.

[3] Financial Times, « Culture wars: Danone board sours on CEO after activist pressure », 15 mars 2021

[4] Muddy Waters, « Muddy Waters is Short Groupe Casino », 27 décembre 2015,

[5] Le Monde, « Carson Block : “Jean-Charles Naouri avait le temps de redresser Casino” », 11 juillet 2023 

[6] Carson Block, « Distorting the Shorts », 23 février 2022

[7] Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 9, 16 septembre 2021, n° 20/07397

[8] Viandier A., La notion d’associé, Th, LGDJ, n°174, 1978 ; cf. sur ce point, Lecourt A., « Le droit de critique de l’associé », in Mél. Urbain-Parléani I., Dalloz 2023, p. 155

[9] CEDH, 7 février 2012, n° 40660/08, Von Hannover c/ AllemagneAJDA 2012. p. 1726, chron. Burgorgue-Larsen L. ; D. 2012. 1040, note Renucci J.-F

[10] Routier R., « De la représentation logique dans l’abus – Essai en droit des affaires » in Mél. en l’honneur du Professeur Le Cannu P., LGDJ, 2014

[11] D. Schmidt, « De l’intérêt commun des associés » JCP G 1994 p. 404

[12] CEDH, 30 juin 2020, n°21768/12, Petro Carbo Chem c/ Roumanie, JCP E 2020, 486 

[13] Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 9, 16 septembre 2021, n° 20/07397

[14] Civ 2ème, 3 avril 1979, Bull. civ. II, n°113 « l’arrêt retient que l’appréciation est portée sans esprit de dénigrement systématique ». ; adde Lécuyer G., Traité de droit de la presse, préc. n° 1262

[15] Viney G., « La sanction des abus de la liberté d’expression », D., 2014, p. 787 ; Traullé J., « Exclusivisme de la loi du 29 juillet 1881 : la fin justifie-t-elle encore les moyens ? », D., 2020, p. 1368

[16] A.P., 12 juillet 2000, n° 98-10.160 et n° 98-11.155, D. 2000. p. 218, et p. 463, obs. Jourdain P. ; JCP G 2000, I, p. 280 note. Viney G

[17] Passa J., Lapousterle J., J-Cl. Concurrence – Consommation, fasc. 240, n° 56 ; adde Larrieu J., « Dénigrement ou diffamation : le nuage noir de la discorde », Prop. industr. 2024, comm. 28

[18] Couret A., « Le harcèlement des majoritaires », BJS 1996 n°2, page 112

[19] Tardif A., « Les potentialités du contrôle de conventionnalité en matière d’abus de la liberté d’expression », Resp. civ. et ass. n° 2, Février 2020, étude 2

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