Interview #9 – Danièle Bourcier

Chaque semaine, Assas Legal Innovation part à la rencontre de professionnels afin d’échanger sur le thème de l’innovation en droit. 

Pour cette nouvelle édition, Lucas Gourlet a rencontré Danièle Bourcierdirectrice de recherche au CNRS, juriste de formation, et responsable du groupe “Droit, gouvernance et technologies” au Centre d’Études et de Recherches de Science Administrative et Politique (CERSA). Elle a récemment travaillé à l’élaboration du rapport France IA.

Qu’est-ce que l’informatique juridique, et quelles peuvent être ses applications concrètes ?

L’informatique juridique regroupe les sciences qui ont pour objectif le traitement de l’information juridique : la linguistique, les sciences cognitives et maintenant l’Intelligence artificielle.

On peut y distinguer principalement trois applications :

  1. L’aide à l’écriture du droit qui convoque la légistique assistée par ordinateur. Par exemple, Magicode n’écrit pas en soi le droit, mais aide à structurer un code par la renumérotation ou l’actualisation d’une table des matières.
  2. L’aide à la décision juridique, aussi bien en administration qu’en juridiction.
  3. L’aide à la recherche d’information, dont les projets d’informatisations furent au départ long à lancer mais au final efficaces. J’ai personnellement pu participer à ce processus, mon premier travail étant en collaboration avec le Conseil d’État, qui est à l’origine de Légifrance.

La CNIL distingue en matière de justice l’IA permettant de générer de la connaissance, de prédire, de recommander ou d’aider à la décision. Lequel de ces domaines offre-t-il les plus grandes perspectives ?

 Je pencherais actuellement plutôt envers l’aide à la décision, c’est-à-dire de prédictions fondées sur des données statistiques ; et ceci tout particulièrement en droit continental, qui n’est pas fondé sur des cas mais des règles.

Ces prédictions s’adressent-elles avant tout aux avocats ?

Les avocats n’ont pas été et ne sont pas prioritaires dans ce processus : tout ce qui a été fait l’a été pour la modélisation de la décision publique, pour l’obtention par exemple d’un permis de construire, qui nécessite de modéliser la loi.

En matière de service public, les applications de l’IA sont beaucoup plus difficilement conceptualisables que ce qu’on imaginait au départ. Le développement a été presque trop précoce, sans réflexion première vis-à-vis des implications réelles de la technologie. Celle-ci présente néanmoins un réel intérêt : celui de savoir comment raisonnent les juristes. Est-ce qu’une machine peut porter ce genre de raisonnement ? Cela relève de la théorie et la science du droit.

Peut-on un jour imaginer un outil de prise de décision basé sur l’IA ?

Je ne pense pas qu’un algorithme juridique en sera techniquement capable, mais surtout légalement autorisé à prendre la décision. Cette question rejoint celle, récente, de l’éthique des systèmes autonomes : un rapport européen récemment publié (1) souligne qu’il y va de la dignité de l’homme de savoir quand il s’adresse à un système, qu’il sache s’il a en face de lui une machine ou un être humain.

Une machine est efficace dans certains domaines précis, où tout est calculable – la reconnaissance de formes, de la voix et certains raisonnements et corrélations ; mais quant à interpréter un texte finement avec toutes ses nuances, il en est encore incapable. Cette donnée est notamment à considérer en parallèle du pouvoir discrétionnaire de l’administration par exemple, qui n’est pas obligée de donner ses raisons sur une décision. Avec le machine learning se pose une question technique supplémentaire étant donné qu’il est impossible de savoir sur quelles données a été prise une décision du fait de l’apprentissage dynamique. 

Quelles sont les utilisations possibles de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique ?

Une utilisation que je trouve intéressante serait celle de pouvoir simuler des textes et leurs impacts, logiciel qui serait à disposition du législateur. On s’est en effet rendu compte à partir du moment où l’on a commencé à représenter des règles de droit dans une machine que certaines étaient mal écrites : le nombre de biais et de connexions entre textes peut être très préjudiciable à une information juridique correcte et légale. Le besoin de concepts extra législatifs se fait aussi ressentir, les textes étant issus de périodes différentes.

Par exemple, nous avons constaté, lors d’un travail de modélisation effectué sur les textes relatifs au bruit, des problèmes de redite et de non convergence ; l’idée serait alors de pouvoir utiliser les systèmes de simulation de règles pour voir les défauts de la loi. Dans la même idée, le Conseil Constitutionnel avait conclu à l’impossibilité pour le citoyen lambda de compiler tous les textes relatifs à certaines lois de  finances, qui renvoyaient à peu près à six textes différents pour comprendre le scénario complet. Tester la convergence et la complétude d’un certain nombre de textes, afin de voir s’ils sont réellement applicables serait ainsi une application à l’IA. 

Pour conclure enfin, je dirais qu’il faut arrêter de faire des systèmes entièrement conçus par les informaticiens : ce ne sont pas à eux de guider les systèmes applicables à une profession, notamment dans le domaine juridique.

L’utilisation de l’intelligence artificielle au domaine juridique restera-t-elle limitée au machine learning, ou peut-on imaginer une application concrète du deep learning ?

Je ne souhaite pas qu’il y ait des applications dans le domaine juridique au deep learning, c’est-à-dire à un apprentissage dynamique des données. Il est pour moi nécessaire de se poser trois questions majeures :

  1. Faut-il intégrer de l’IA dans le droit ?
  2. Dans quels domaines du droit serait-il possible ou souhaitable de l’intégrer ?
  3. Dans quels domaines du droit serait-il impossible de l’intégrer ?

Les enjeux autour du big data vont-ils avoir un impact sur la linguistique juridique ?

Les bases de données Lexis Nexis essaient déjà d’identifier les paragraphes relatifs au dispositif ou au motif d’une décision. C’est une première étape, mais le vrai usage se trouverait dans la combinaison avec le Text Data Mining, c’est-à-dire un traitement sur de grandes bases de données non pas pour localiser mais pour faire des études sur le langage et l’apparition d’un concept : tout cela dans l’optique d’aider par exemple le juge dans sa décision par exemple.

Un tel usage a en parti déjà servi par le passé : j’ai étudié sur une période de 20 ans comment le concept de garantie à première demande était né à partir des décisions de justice.

L’IA repose en grande partie sur la qualité et la quantité de données apportées au logiciel. Or l’open-data jurisprudentiel est actuellement tributaire de la Cour de Cassation ; doit-il le rester, et que peut-on penser comme système dans le cas échéant ?

La question n’est pas nouvelle, et a suscité des débats au moment de la création des banques de données – notamment Légifrance. Prendre uniquement les décisions des Cours suprêmes (Cour de Cassation, Conseil d’État) est un choix motivé par la clarté de la jurisprudence dans un schéma de hiérarchie des tribunaux : c’est la façon pour le justiciable de connaître l’état exact de la jurisprudence à un moment donné. En allant plus loin, on pourrait se demander s’il faut publier toutes les décisions, ou seulement celles contenues dans le Recueil Lebon : les décisions des cours d’appel de Paris et Lyon ont été privilégiées par les producteurs de banques de données car elles sont  considérées comme étant généralement de qualité.

Il n’y a jamais eu l’intégralité des fonds de jurisprudence dans les bases de données ; mais cela va changer avec la Loi pour une République Numérique de 2016, qui consacre l’obligation de publier toutes ces données (2). N’ayant en effet aucun problème de volume par rapport au stockage, la lenteur de ce processus est essentiellement dû à des choix de politiques publiques en matière de publication jurisprudentielle.

Un mot de la fin ?

Je finirai en disant que la meilleure façon de faire de la théorie du droit actuellement, c’est de faire de l’informatique du droit : les tentatives actuelles de modélisation du travail juridique par l’intelligence artificielle mènent à une réflexion plus globale sur la méthode de raisonnement d’un juriste.

Ces thématiques sont enfin très porteuses, car en plus d’être un facteur de singularisation il y a actuellement des places à prendre pour les jeunes juristes dans leur choix professionnels ; on y prend un grand plaisir à réfléchir à l’innovation en droit,  évidente dans certains domaines (droit de la propriété intellectuelle par exemple) alors que d’autres domaines du droit peuvent apparaître comme plus traditionnels.

 

(1) A propos d’un guide éthique à destination des développeurs (contenu dans la motion 2015/2103 INL de janvier 2017 du Parlement européen) : « You should ensure that robots are identifiable as robots when interacting with humans. »

(2) Loi du 7 octobre 2016, rajoutant un art. L. 111-13 au Code de l’organisation judiciaire : « Sans préjudice des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées.
Cette mise à disposition du public est précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes. »

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