Le legal design est un état d’esprit
Pour la rentrée d’Assas Legal Innovation Marya Kerbal a rencontré Sihem Ayadi Dubourg, Fondatrice de Juridy Legal Design.
Après avoir exercée pendant plusieurs années en cabinet d’avocats puis comme Directrice juridique et fiscale dans des grands groupes français à dimension internationale, Sihem Ayadi Dubourg décide en 2019 de se lancer dans l’entreprenariat en créant Juridy Legal Design.
Quel a été l’élément déclencheur de la création de Juridy Legal Design ?
Cela s’est construit avec les années quand je suis passée du métier d’avocat au métier de directeur juridique. J’ai réalisé le fossé entre les juristes et les non-juristes. Les juristes étaient vus comme s’ils ne faisaient pas bien leur travail parce qu’ils n’assuraient pas la sécurité juridique de la société dans laquelle ils travaillent. Donc, en constatant ce fossé, j’ai changé ma manière de pratiquer le droit en entreprise. Je passais beaucoup de temps avec les opérationnels pour comprendre leur métier et leurs besoins. J’ai commencé à faire du legal design sans le savoir, c’était pour moi une chose de sensée et de logique. Ma manière de travailler était la suivante. Je faisais mes analyses juridiques avec mon équipe, en revanche je présentais ma réponse de manière synthétique. Elle ne faisait pas référence à la loi, à la jurisprudence ou aux articles de loi. La réponse était surtout pragmatique car partait directement de la problématique à la solution et presque de manière commerciale. J’ai remarqué que ma manière de faire plaisait, donc j’ai continué dans cette voie et c’est aussi ce qui m’a permis d’évoluer en entreprise. L’utilisation de cette fenêtre d’empathie, en comprenant le métier des opérationnels, en parlant leur langage, et me permets d’être vraiment un business partner au sens propre du terme de mes clients.
Ce constat s’est donc principalement fait en entreprise plutôt qu’en cabinet d’avocat ?
En cabinet ce constat ne peut pas être fait car on reste dans un cocon. Certains avocats le font mais pas tous, dans cette position, on n’essaye pas de comprendre pourquoi le client demande tel document, on ne va pas à sa rencontre, on reste dans la posture de prestataire externe.
Les avocats ne veulent plus forcément être des “sachants”. Est-ce-que des avocats viennent vous consulter pour mettre en avant le legal design dans leurs relations clients ?
Oui, et surtout de plus en plus depuis le confinement ce qui est un bon signe ! Je suis d’accord avec vous, cela commence à rentrer dans les mœurs et les pratiques mais je trouve que cela est encore à une petite échelle par rapport aux nombres d’avocats et de notaires. Très peu s’intéressent au fait qu’il faut être client centrique, qu’il faut comprendre la problématique du client et qu’il faut changer sa façon de pratiquer le droit. Vu que cela est très développé aux États-unis et dans les pays anglo-saxons, cela va finir par arriver en force en France. Je suis ravie qu’ils y aient plusieurs acteurs sur le marché du legal design qui travaillent bien, car c’est l’union qui fait la force, je ne les considère pas comme des concurrents car en matière de client il y en a pour tous les gouts, et on va tous s’en sortir.
Cela commence à l’université, il faut sensibiliser les futurs juristes et avocat à une nouvelle façon de pratiquer le droit !
Pensez-vous que cette manière de travailler doit intervenir dès l’université par des programmes en master dans différents domaines du numérique, afin de créer des juristes « augmentés » ?
Complètement ! Je l’ai évoqué l’année dernière lors d’une conférence à Lille. Au vu de mon parcours (études classiques), ce que je trouve dommage et ce que les universités devraient faire, est d’effectivement mettre en avant le cursus classique car la logique juridique de l’expertise est fondamentale. Mais cela n’est pas complet car à la fin du parcours universitaire, on est plongés dans la vie active et on garde les mêmes réflexes de l’université. On va rédiger par exemple une assignation et tout faire pour qu’elle plaise à l’avocat et au juge, mais on oublie que le travail final est pour le client. S’il y a une assignation c’est que le client derrière n’est pas satisfait et qu’il a un différend. Ce qu’on ne nous apprend pas à l’université est ce côté-là, c’est la communication, le savoir-être commercial et le fait de se mettre à la place du client. Pour moi le legal design englobe tout cela, ce n’est pas juste faire des infographies ou des pictogrammes.
Le legal design est un état d’esprit. Il s’agit pour un juriste de se mettre à la place du client et comprendre sa problématique pour apporter une réponse juridique mais aussi opérationnelle, c’est-à-dire faisable dans la vraie vie.
Nous parlions plus tôt de l’importance du legal design dans les pays anglo-saxons, est-ce que vous trouvez que la France est en retard ?
Je ne dirais pas que la France est en retard, je n’aime pas cette idée, on n’est jamais en retard, il suffit juste de comprendre un problème et d’essayer d’y répondre. Le terme en retard est négatif, je pense plutôt que nous sommes au début du legal design en France. En revanche, il ne faut pas que le déploiement prenne trop de temps. On parlait avant de commencer l’interview des points positifs de la crise sanitaire en France, il y a beaucoup d’avocats qui ont essayé de voir ce qu’il y a sur le marché et ont découvert le legal design pendant le confinement. La France n’est pas en retard elle commence à découvrir le legal design et je trouve que ce qui peut accélérer cette prise de conscience sont des initiatives comme vous le faites, à travers votre association où vous portez un message qui parle aux étudiants et au-delà. Le message des universités plus globalement peut accélérer cette prise de conscience par l’instauration de programme spécifique comme le fait l’École des avocats de l’Est. Les avocats qui sortent de LERAGE s’occupent ensuite du legal design des cabinets dans lesquels ils sont recrutés. Ce qui manque encore, ce sont les pouvoirs publics. S’il y a un message plus général, politique, je pense qu’on ira beaucoup plus vite dans cette prise de conscience.
Quel est pour vous l’avenir du legal design ?
Je pense que dans les prochaines années le legal design ne sera plus un sujet à part. Il sera ancré dans la pratique car les professionnels qui l’auront testé auront compris son importance dans la relation avec le client mais aussi avec l’administration et les tribunaux. Le legal design les aidera à mieux expliquer leurs problématiques et cela permettra d’aller plus rapidement dans le contentieux et de faire gagner le client. On sait que les tribunaux sont engorgés surtout avec la crise sanitaire. Le fait de faciliter la compréhension des dossiers aux juges permettra de mieux les traiter, plus rapidement et plus efficacement. Je prédis donc un avenir important pour le legal design mais aussi pour les juristes augmentés car ils seront digitalisés.
Merci beaucoup pour cette interview !