Le droit, ce phénomène social constant, qui se crée ou se recrée de façon naturelle dès que deux individus sont réunis, est inconstant ! Inconstant d’abord d’un pays à l’autre, mais aussi dans la durée, la règle de droit étant en constante évolution. Cela entraine un point commun aux systèmes juridiques, qu’importe leurs caractéristiques propres : l’incertitude de la justice.
À la lecture de ces quelques phrases nous pouvons entrevoir les immenses enjeux accompagnant le phénomène de prédiction de la justice, « justice prédictive », dans le monde, où parfois le fantasme prend le pas sur une réalité pourtant déjà très riche.
Pour étudier ces phénomènes d’un point de vue essentiellement sociologique nous avons choisi de prêter une attention particulière à trois pays dont les systèmes juridiques diffèrent : la France, les Etats-Unis et la Chine.
Il convient tout d’abord de rappeler l’historique juridique et sociologique du pays étudié, pour ensuite mieux comprendre ensuite les raisons qui ont permis l’émergence de la justice prédictive.
I) Des pays aux historiques variés
* La Chine :
Alors que le droit chinois, issu d’une tradition juridique ancienne et principalement pénale commençait tout juste à s’inspirer des systèmes juridiques occidentaux, Mao Zedong a freiné le développement de règles juridiques formelles depuis les années 60. C’est avec la politique d’ouverture et de réforme menée par Deng Xiaoping dès décembre 1978, que le droit est de nouveau utilisé pour permettre un meilleur développement économique du pays à l’image des systèmes occidentaux. Un réel processus de modernisation juridique a été enclenché qui s’est traduit notamment par l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001.[1]
Quatre traits principaux résument l’orientation des réformes juridiques chinoises alors entamées : la réhabilitation relative de la règle de droit, l’accent mis sur la professionnalisation de l’appareil judiciaire, notamment des juges (souvent partiaux ou incompétents), l’encouragement des justiciables chinois, par les autorités, à user des tribunaux étatiques afin de faire valoir leurs droits et, finalement, le recours, sélectif, aux modèles juridiques occidentaux. Or, cette ouverture aux transferts de droit est remise en question, dans le contexte judiciaire chinois actuel, l’heure n’est plus aux discussions sur les modèles juridiques étrangers qu’il convient d’emprunter, même sélectivement, mais bien plutôt à une forte réaction contre ceux-ci. Il est proposé de fonder les réformes du droit en cours sur les ressources endogènes, soit les règles et institutions issues de la tradition juridique chinoise, impliquant entre autres une utilisation accrue de la médiation, judiciaire et extrajudiciaire, comme mode de résolution des conflits en matière civile, le tout appuyé sur une douteuse rhétorique de l’harmonie (ou la médiation acquiert le rang de paradigme local par excellence, brandie en opposition à la « culture du procès » censée caractériser la culture judiciaire « occidentale »)[2].
* Les Etats Unis :
L’organisation judiciaire à deux étages entre le droit fédéral et le droit fédéré est une caractéristique qui distingue la France des Etats-Unis. Mais cette distinction est encore plus marquée lorsque l’on s’intéresse à la structure même du droit, où les règles juridiques ne sont souvent pas réunies dans des codes, les juges appliquant la Common Law et en particulier la règle du « Precedent ».[3]
La « Common Law », système de droit en vigueur aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons, repose sur une philosophie très différente. En effet, les règles de droit se sont formées au fur et à mesure des décisions des juges. Ces décisions constituent des précédents dont les tribunaux s’inspirent pour trancher des litiges dont les faits sont proches de ceux d’un cas antérieur. Pour des raisons de nature historique, le fondement de ce droit repose sur ce réseau de règles de source jurisprudentielle. La jurisprudence américaine est donc la source de droit essentielle (source de droit dérivée en France).
La « Common Law » imprègne toujours très fortement le système judiciaire. Il en résulte une grande absence de certitude pour ceux qui ont affaire à la justice américaine, et l’impression de se trouver face à un droit incompréhensible.
L’on observe que le juge occupe dès lors une place fondamentale dans la vie judiciaire américaine, tout comme l‘avocat lui aussi très important.
En effet, conséquence directe du système de Common Law, la règle du Precedent est appliquée par tous les tribunaux américains. Ainsi, lors d’un procès, les juges doivent appliquer le même raisonnement, et décider de la même solution, que celui utilisé antérieurement pour des faits similaires à ceux qu’ils doivent juger. Ce principe a le mérite d’assurer une certaine sécurité juridique et permet une justice plus rapide mais aussi plus proche des réalités. Cependant, le grand nombre de tribunaux, de décisions rendues et la complexité du système fédéral aux États-Unis impliquent une application flexible de cette règle. D’ailleurs, la Cour Suprême des États-Unis n’est pas tenue strictement de la respecter.[4]
Dès lors, dans un cadre où la jurisprudence est primordiale, la justice prédictive joue un rôle majeur pour faire pencher la décision du juge au regard d’un précédent, ou du rapprochement d’un précédent qui fait sens aux yeux du juge.
* La France :
S’il fallait faire un bref rappel, les juristes positivistes considèrent qu’à chaque État correspond – et même s’identifie – un ordre juridique, c’est-à-dire un ensemble de règles de conduite en vigueur à un moment donné et globalement efficaces. Cet ordre juridique repose sur une hiérarchie de normes qui descend de la Constitution aux règlements des autorités subordonnées en passant par les lois, la norme supérieure prévoyant les moyens de créer des normes inférieures. Dans un pays dit moniste comme la France, c’est-à-dire intégrant droit national et droit international dans un ordre juridique unique, les traités ratifiés viennent prendre place dans cette hiérarchie au-dessus des lois.
L’ordre juridique français est ainsi identifié et localisé dans l’espace : il s’applique sur le territoire français aux nationaux – dont le statut personnel reste régi par la loi française lorsqu’ils sont à l’étranger –, ainsi qu’aux étrangers résidant en France. Cet ordre, qui se renouvelle constamment par la création de normes, sera ici considéré de manière diachronique depuis 1789 jusqu’à nos jours.[5]
Ce système juridique où la règle de droit codifiée prime, entraine notamment de nombreux effets sur l’enjeu de prévisibilité de la décision : sur les estimations pécuniaires, la probabilité de réussite (permettant une tentative de médiation en cas de fort taux d’échec), comme c’est le cas en matière de justice administrative.
Une fois ces historiques décortiqués, une description de la justice prédictive s’impose afin d’appréhender les raisons de son utilisation en Chine, aux Etats-Unis et en France.
II) Les raisons de l’émergence de la justice prédictive
La technologie de justice prédictive s’appuie sur une récolte de données juridiques (et notamment une base de données de décisions judiciaires) pour produire des statistiques par le biais d’analyses.
La justice prédictive permet ainsi de répondre à trois questions par étape. Il s’agit tout d’abord de rassembler des données afin de constituer un moteur de recherche et de répondre à la question “Que s’est-il passé ?”. L’analyse des informations récoltées va permettre de répondre à la deuxième question “Que va-t-il se passer ?”. L’avocat pourra ainsi “évaluer les probabilités de résolution de son litige. La dernière question “Comment l’optimiser?” pourra être résolue par la justice prédictive à travers laquelle l’avocat pourra opter pour une résolution du litige qui statistiquement aura le plus de chance de profiter à son client. [6]
Nous pouvons dès lors observer les prémices de raisons poussant ces 3 pays à utiliser la justice prédictive et toujours plus la développer. Néanmoins, ces raisons peuvent être très différentes et ce en raison de l’histoire et du système juridique propre à chaque pays.
* La Chine :
Depuis déjà plusieurs années, le commerce chinois est la figure de proue du pays, et pour une ouverture au monde toujours plus grande permettant un commerce florissant, l’ouverture au droit international fut une nécessité. Apparut alors une volonté des acteurs internationaux et dès lors de la Chine de développer sa clarté décisionnelle (a contrario de ses vieux habitus vu précédemment).
Les instruments internationaux sont inutilisés par les juges chinois qui sont parfois en manque de compétences du fait d’une professionnalisation qui n’est que récente.
En effet, pour preuve dans un contentieux qui ne présente aucun élément étranger, les instruments internationaux demeurent peu invoqués. En 2018, une Cour intermédiaire de Chongqing affirme que la Convention relative aux droits de l’enfant « étant un traité international, elle ne peut être applicable dans l’ordre juridique interne de notre pays que si elle y est introduite formellement. »3. Cette méconnaissance de la disposition constitutionnelle relève en partie de l’ignorance du droit international chez la majorité des juges chinois. D’une manière générale, un grand nombre de juges n’avaient jusqu’ici pas suivi de véritable formation en droit.[7]
Cela pousse le développement de la justice prédictive pour pallier un manque de compétence et servir les intérêts économiques chinois in fine.
Mais l’IA est également entrée dans les salles d’audience par la technologie iFlyteck qui utilise la reconnaissance faciale et celle du langage naturel pour confronter des témoignages, des documents, des rapports, des dépositions en vue de repérer d’éventuelles contradictions et alerter les juges. Ces derniers peuvent alors demander des compléments d’enquête. Les décisions et les l’instructions sont comparées entre elles afin de tirer parti de l’intelligence collective. Contre toute attente, l’objectif est d’introduire de l’harmonie dans un système qui compte environ un million de magistrats, en remettant certains d’entre eux, coutumiers de sanctions extravagantes, sur le droit chemin.[8] C’est la une première étape vers une globalisation de la justice prédictive. Permettant une harmonisation des décisions en amont, les recherches futures permettront de dessiner des prédictions de plus en plus fines.
L’usage de l’IA dans la justice permettent également de chercher des corrélations entre les jugements, les sanctions et les risques (de récidive, notamment) pour prévoir avec une grande fiabilité l’issue d’un contentieux.[9]
Pour aller encore plus loin, la Chine va jusqu’à prédire le crime en lui-même, avant même la phase de jugement en couplant un logiciel d’intelligence artificielle aux vidéos-surveillance. Ainsi le crime est détecté avant même qu’il soit commis.[10]
* Les Etats-Unis :
Aux Etats Unis la justice prédictive prend de plus en plus d’ampleur, allant même jusqu’à une forme de « justice prédictive préventive ». Pourquoi ? Comme nous le montre une cour du Wisconsin, les Etats Unis aiment prôner la tolérance zéro, le risque zéro.
L’américain Eric Loomis a été condamné à six ans de prison pour avoir fui la police dans une voiture volée, une cour du Wisconsin s’appuyant en partie sur un haut risque de récidive calculé par le logiciel prédictif Compas.
Néanmoins, cela n’engendrera pas un allégement des contentieux (autre raison d’utilisation de la justice prédictive, en privilégiant les accords inter-partes), car n’ayant pas accès à l’algorithme, Eric Loomis considère qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable.
Débouté par la Cour suprême de l’État du Wisconsin, il tente maintenant un recours auprès de la Cour suprême des États-Unis.[11]
Cela va néanmoins engendrer au pays roi du « deal » une volonté encore plus poussée de transiger à l’amiable. Il est beaucoup plus facile pour des parties connaissant l’issue d’un litige de se tourner vers une voie qui leur permettra de sortir « win-win » d’une situation, à la place d’un contentieux long et couteux.
C’est aussi ces arguments là qui prédominent en France et sur lesquels nous allons revenir dès à présent.
* La France :
Depuis la loi pour une république numérique entrée en application au début de l’année 2017 le marché de la justice prédictive a connu un nouveau tournant, en ajoutant au code de l’organisation judiciaire un article L.111-13, qui dispose notamment que « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit, dans le respect de la vie privée des personnes concernées ». En clair, les décisions de justice seront consultables par tous, mais devront être anonymisées[12], soit une formidable « masse de data » à disposition pour enrichir les algorithmes de prédictions.
Cela permettra sans doute une forme de déjudiciarisation avec des avantages évidents : le désengorgement des tribunaux, la rapidité de la procédure et enfin le moindre coût.
Ces bénéfices ne sont pas unilatéraux mais se partagent pour la justice, les justiciables et les avocats.
La justice prédictive permet tout d’abord l’amélioration du fonctionnement de la justice.
Le système, en effet, incite à l’utilisation des modes alternatifs de règlement des litiges. Commencer une négociation avec la menace de perdre à 97% en cas de contentieux incite fortement le client à s’économiser deux ans dans les prétoires et des coûts de procédure élevés. Cette technologie devrait donc entrainer, à terme, un désengorgement des juridictions par la disparition des cas les moins sujets à variation. Par un effet de vase communicant, la médiation, la transaction et les autres règlements amiables des conflits vont se multiplier, développant un nouveau système économique de résolution des litiges, probablement intégralement dématérialisé, rapide, et peu onéreux.
La qualité du service public de la justice va inévitablement s’améliorer.
La technologie de justice prédictive permet en effet d’éviter l’uniformisation que peut induire un système de barème ; système qui tente une forme d’anticipation, mais en laissant les cas particuliers, au préjudice de la variété du réel et de l’expérience des juges. La catégorisation par barème n’étant pas assez nette, elle se fait, en réalité, au détriment du justiciable.
A l’inverse, un calcul statistique, avec une pondération des différents critères, s’appuyant sur l’ensemble des précédents permet une prise en compte du particularisme. La justice prédictive réussit donc à répondre à l’exigence d’anticipation des coûts, de transparence du système, et de la prise en compte des particularités.
En plus de permettre aux professionnels de se concentrer sur des tâches de valeur ajoutée, la justice prédictive permet au professionnel du droit de gagner en efficacité et en pertinence dans la pratique de son métier.
L’avocat devient capable de mieux conseiller son client, et sa capacité décisionnelle s’améliore en conséquence. Typiquement, il conseillera probablement d’abandonner une stratégie contentieuse et d’opter pour un processus transactionnel s’il n’y a, en l’espèce, que 2% de chance de gagner devant les juridictions. De la même manière, le juge peut rapidement vérifier si la décision qu’il s’apprête à rendre va à l’encontre des décisions précédentes et si une telle différence est justifiée, rationalisant par là même ses décisions.[13]
III) Un danger se profilant à l’horizon ?
La justice prédictive ne remplacera pas les juristes mais reste l’auxiliaire des avocats et des juges. Même en Chine où ont été mis en place les premiers “juges virtuels”, elle ne remplace pas les traditionnels juges mais prend en charge les opérations répétitives afin d’accélerer la justice. [14]
Il reste dans une utilisation exhaustive de la justice prédictive un risque de négation de l’individualisme. Il semble primordial d’encadrer l’utilisation de la justice prédictive pour permettre au juge de maintenir sa liberté de jugement de sorte à ce qu’il ne se sente lié par la solution livrée par l’intelligence artificielle. Un danger de frein à l’évolution du droit se profile également puisque la justice prédictive ne se base que sur des solutions passées et maintient ainsi une tendance conservatrice. La règlementation semble ainsi indispensable pour permettre une bonne utilisation de la justice prédictive en tant qu’outil et non remplaçant des métiers du droit. [15]
Clotilde Villatte de Peufeilhoux – Responsable du pôle Intelligence Artificielle
François Aramburu – Membre actif du pôle Intelligence Artificielle
[1] https://www.universalis.fr/encyclopedie/chine-droit/
[2] https://www.cairn.info/revue-participations-2011-1-page-8.htm
[3] https://frenchdistrict.com/texas/articles/justice-aux-etats-unis-systeme-judicaire-americain/
[4] https://frenchdistrict.com/texas/articles/justice-aux-etats-unis-systeme-judicaire-americain/
[5] https://www.universalis.fr/encyclopedie/france-histoire-et-institutions-le-droit-francais/
[6] https://www.lepetitjuriste.fr/justice-predictive-nouvel-horizon-juridique/
[7] https://legrandcontinent.eu/fr/2019/05/18/que-cache-louverture-de-la-justice-chinoise-au-droit-international/
[8] https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2020/11/32428-grace-a-lia-le-retard-dun-pays-peut-devenir-un-avantage-competitif/
[9] https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2020/11/32428-grace-a-lia-le-retard-dun-pays-peut-devenir-un-avantage-competitif/
[10] https://www.france24.com/fr/20170724-chine-veut-predire-crimes-citoyens-grace-a-une-intelligence-artificielle
[11] http://parisinnovationreview.com/article/justice-predictive-les-algorithmes-sattaquent-au-droit
[12] https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/idees-de-business/0211898197671-justice-predicitve-les-algorithmes-et-la-data-entrent-dans-les-pretoires-307641.php
[13] https://www.lepetitjuriste.fr/justice-predictive-nouvel-horizon-juridique/
[14]https://www.rtbf.be/info/monde/detail_la-technologie-de-l-intelligence-artificielle-fait-son-apparition-dans-les-tribunaux-chinois?id=10383210
[15] http://www.selene-avocats.fr/publications-activites/2075-justice-predictive-risque-opportunite-retour-colloque-organise-lordre-avocats-conseil-detat-a-cour-de-cassation/