Assas Legal Innovation part à la rencontre de professionnels afin d’échanger sur le thème de l’innovation en droit.
Pour cette nouvelle édition, Georges Lebauvy s’est entretenu avec Judith Rochfeld, Directrice du Master 2 droit du commerce électronique et de l’économie numérique de Paris I, dans le cadre du projet Innovation in Education.
Est-ce que vous pouvez présenter votre parcours académique et vos sujets d’étude ?
A l’origine je suis « civiliste ». J’ai rédigé une thèse, dans une matière classique, en droit des contrats sous la direction du Professeur Jacques Ghestin, à l’Université Paris I. Je suis ensuite devenue maître de conférence à Paris I, j’ai passé l’agrégation et j’ai été nommée au Mans, à Sceaux, puis suis revenue à Paris I.
A partir du milieu des années 2000, je suis « tombée » dans le numérique, pensant que cela renouvelait beaucoup des problématiques du droit civil et qu’il allait falloir s’y pencher. Par exemple :
- À l’égard de la personne : bouleversée dans son identité par la collecte des données, ou par les questionnements sur de nouvelles personnes, comme les robots.
- À l’égard de la responsabilité : pour les contenus sur internet, en est-on responsable et dans quelles conditions ?
En parallèle du droit civil, j’ai donc développé des compétences en droit du numérique et, en 2008, créé un Master 2 de « droit du commerce électronique et de l’économie numérique » au sens large, qui permet d’approfondir toutes les matières du droit privé, du droit des affaires, en approfondissant leur renouvellement par le numérique.
Mes sujets de recherche couvrent beaucoup de sujets en numérique : l’identité numérique, les données personnelles, les modèles de société prédictives, l’utilisation des données pour aliéner ou libérer les personnes, le renouvellement de la propriété et l’appropriation des éléments intangibles, les libertés publiques, etc.
Je mène également, en parallèle, un travail de recherche sur les biens communs, les renouvellements de la propriété, les communs numériques. Cela peut recouper le premier versant. et, aujourd’hui, on parle par exemple beaucoup des données comme communs (données d’intérêt général qui devraient être mises en commun, données publiques en open access, etc.).
J’ai donc en ce moment deux directions principales de recherche, mais cela ne m’empêche pas de rester civiliste, de faire beaucoup de droit civil, d’écrire un livre sur les grandes notions de droit privé.
D’ailleurs, je ne pense pas que ces matières soient à dissocier de celles reconnues comme « classiques », même si pendant longtemps il existait une bulle de droit du numérique à côté des « droits traditionnels ». Aujourd’hui, on se rend bien compte que cette bulle prend de plus en plus d’ampleur et que, de ne pas intégrer les problématiques liées à la blockchain quand on fait du droit bancaire, la responsabilité des plateformes quand on fait du droit de la responsabilité, etc., devient de plus en plus compliqué.
Les formations juridiques générales sont-elles amenées à intégrer les matières plus techniques du droit numérique ?
C’est évidemment le point d’arrivée je pense. Rester dans la situation actuelle, avec des grands spécialistes du droit numérique, d’un côté, et des étudiants qui n’en ont pas fait, de l’autre, ne va pas être tenable très longtemps au vu des enjeux sociaux et de la pénétration des technologies et de cette « économie » partout. D’ailleurs, je codirige un Diplôme universitaire de droit du numérique, qui s’appelle « Sorbonne IT – Droit du numérique et des données » pour des professionnels qui se rendent compte qu’ils ne peuvent plus traiter leurs dossiers, quand ils sont avocats, ou les questions qui leur sont adressées, pour les directeurs juridiques, sans avoir une base de droit du numérique : trop de problématiques les amènent à manier les règles qui en relèvent, qui sont assez spécifiques, assez particulières, ainsi qu’à appréhender la technologie.
En définitive, il me semble qu’il sera difficile d’en rester à des formations purement numériques, laissant les autres dénués (mais ce n’est déjà pas le cas puisque nombre de collègues intègrent dans leurs enseignements les questions numériques qui en relèvent). Il faut donc prendre le pli — qui est pris par beaucoup —d’intégrer dans chaque matière les évolutions induites par le numérique, mais également prévoir des enseignements dédiés pour en saisir la spécificité.
Est-ce que l’Université, en proposant surtout des formations sur le numérique en master, faillit à sa mission d’éducation au-delà de sa mission de formation ?
Cela soulève plusieurs questions :
Premièrement, est-ce que l’Université doit assurer une formation aux techniques numériques en général ?
C’est la question de la literacy numérique, c’est-à-dire du fait d’amener les personnes à être en capacité de comprendre l’impact du numérique sur leurs pratiques, de les amener à une certaine pratique, maîtrisée.
Selon moi, cela devrait être fait encore plus tôt, c’est-à-dire à l’école primaire, au collège, ou au lycée. C’est d’ailleurs en passe d’entrer dans les programmes. Je trouve cela absolument nécessaire, surtout qu’il existe une fracture numérique, beaucoup de personnes ne maîtrisant ni les impacts, ni les pratiques. L’Université continue d’assurer ce type de formation puisqu’elle dispense des certificats de maîtrise de l’informatique : bien que peu connus, ils sont formateurs.
En second lieu, est-ce que l’on intègre suffisamment tôt le droit du numérique ?
A l’Université Paris I, nous avons tenté de prendre le pli : nous avons discuté d’avoir une initiation en Licence 3 en la matière, pour pouvoir choisir un master 1 « Droit du numérique », licence où il demeurerait donc beaucoup de matières partagées avec le droit des affaires, le droit privé, le droit de la propriété intellectuelle, etc.. Mais il s’agirait de « descendre » peu à peu la formation, pour faire une initiation de plus en plus tôt. Par ailleurs, beaucoup de mes collègues intègrent dans leurs cours les aspects de droit du numérique. En première année ou en droit des contrats, je l’ai par exemple beaucoup fait : il donne de très bons exemples pour les sources du droit, pour le droit de la famille et le droit des personnes, le droit des contrars, d’autant plus que les élèves sont très familiers avec ces pratiques. Donc c’est tout à fait possible à intégrer, si on a le réflexe très tôt. Enfin, nous avons un Master 1 de droit de numérique.
Est-ce qu’il y a des sujets qui mériteraient selon vous d’être abordés à l’Université aujourd’hui en France liés à ces innovations technologiques ?
Je crois qu’il y a des milliers de sujets.
Si certains veulent faire de la recherche, cette matière est très porteuse.
J’en donne quelques exemples : qui seront les personnes demain (robots, IA, hybrides) ? Des hologrammes, des interfaces ? Quelle responsabilité pour des accidents causés par la voiture autonome, ou par des objets connectés ?
Il y a énormément de sujets à affronter. On essaie d’en traiter le plus possible à l’Université, et je ne pense pas qu’elle s’en désintéresse. La difficulté est plutôt d’avoir suffisamment de temps et de capacité humaine pour traiter tous les sujets qui se présentent.
Est-ce que potentiellement ces matières focalisées autour de l’innovation technologique peuvent s’intégrer à d’autres branches du droit ?
Oui, mais il faut de temps. Tous les secteurs de la vie sociale ou de l’économie sont impactés. Il a fallu du temps à certains pour s’en apercevoir, par exemple en matière d’agriculture ou d’industries plus traditionnelles. Autre exemple, il a fallu du temps, avant que les entreprises réalisent qu’elles avaient en main des milliers / millions / milliards de données personnelles. Il n’y a plus un pan de la société, donc un pan du droit, qui n’est pas impacté par ce qui se passe.
Est-ce que la multiplication des possibilités d’accès à l’information réduit la valeur des cours en amphithéâtre classiques ? Est-ce que les professeurs vont être amenés à s’adapter ?
Nous réfléchissons beaucoup à l’adaptation :
D’abord, parce que les outils numériques peuvent donner des accès personnalisés aux étudiants, ainsi que des tutoriels adaptés. La réflexion est notamment avancée à Paris I, car nous avons, en collaboration avec d’autres établissement, la plateforme CAVEJ, d’enseignement à distance ; elle a été révolutionnée par le numérique.
Il y a également des interrogations plus profondes : savoir si les MOOC sont la solution. Les retours d’expérience montrent que ce n’est pas toujours le cas. C’est-à-dire que même avec un MOOC, avec un suivi à distance, il est nécessaire de disposer d’un suivi, d’un tuteur : si l’on ne répond pas à vos questions, si l’on ne corrige pas vos exercices, s’il n’y a pas de suivi, il est plus compliqué de suivre les cours et d’acquérir les connaissances.
En amphithéâtre également, aujourd’hui nous avons beaucoup de techniques d’interactivité : répondre à des quizz, voter avec son portable, montrer que l’on a compris en répondant à une question.
Tout cela peut s’intégrer à nos pratiques plus classiques.
Nous ne sommes pas non plus à l’abri d’un renouvellement plus profond et je pense qu’il faut y réfléchir.
Concernant le master, à mon sens il y a beaucoup de renouvellement déjà et pas seulement pour les masters de recherche. Les renouvellements sont soit liés à des pratiques d’enseignement en relation avec le milieu professionnel, en mettant en place des cliniques avec des startups (application en même temps qu’acquisition de la théorie), soit liés à des outils (étude de la Blockchain, du code informatique). Il y a beaucoup plus de renouvellements à ce niveau parce que les effectifs sont plus petits.
Est-ce que la France et l’Europe sont pionniers en matière de recherche sur les données personnelles par rapport aux États-Unis et à la Chine ?
Nous avons là nos trois pôles, auxquels nous pouvons ajouter la Russie qui a une approche très spécifique, et d’autres bien sûr.
La Chine est le contre-exemple absolu de l’Europe. Elle constitue et va constituer un très grand exemple d’une société de prédictibilité généralisée, de scoring de tous les pans de la vie. Dès maintenant, certains résultats en sont effrayants : certaines personnes — les opposants politiques notamment — ne peuvent plus voyager car leur « score » n’est pas suffisamment satisfaisant ; les ouïghours ont leurs données ADN prélevées sous couvert de soins, etc. C’est une société qui est très particulière de ce point de vue-là.
Concernant les Etats-Unis, il est vrai qu’ils ont une approche différente, pas seulement pour des raisons de construction de leur marché ou de monétisation des données de leur GAFA, mais aussi pour des raisons, assez belles, de sacralisation de la liberté d’expression.
En Europe et contre toute attente, le RGPD — règlement générale sur la protection des données personnelles — a été un immense tournant.
Pourquoi je dis contre toute attente ?
Parce que ce texte a été le fruit d’une discussion de quatre ans, entre 2012 et 2016, sous l’influence importante des lobbies, notamment américains, qui ont failli en bloquer l’adoption. Que l’Europe ait réussi à imposer ce texte, puis à imposer les valeurs qu’il porte — ce qui est le cas actuellement où il s’impose comme un standard mondial — est une prouesse.
Par exemple, l’Australie veut l’imiter, le Japon vient d’obtenir une décision d’adéquation en respectant certaines de ces exigences. Et, même si les États-Unis en sont loin, certains évoquent (ce qui est nouveau) un texte fédéral sur la protection des données. Il y a donc un modèle européen qui s’impose.
Il reste bien entendu certaines questions : Est-ce qu’il sera suffisamment respecté ? Est-ce que cela contrebalancera suffisamment le fait d’avoir laissé passer la possibilité de construire en Europe ces grands géants et d’avoir nos GAFA européens ? Je ne le pense pas.