Le numérique en santé, une opportunité pour prolonger le service public?

En réaffirmant les principes du service public -continuité, égalité, adaptabilité-, il existe bel et bien un chemin pour faire du numérique un atout pour notre pays” écrit Claire Hédon, Défenseure des droits, en introduction du rapport Dématérialisation des services publics: trois ans après où en est-on?”.

La santé, au cœur du service public ces dernières années, semble être au croisement de ces enjeux. Les soins échouant à être accessibles à tous, le développement de l’e-santé peut apparaître comme un moyen de rapprocher les patients et les professionnels de santé, mais aussi d’améliorer le suivi des usagers du service.

L’offre de services de santé numérique, qui n’a de cesse de s’accroître, répond aujourd’hui à des besoins concrets: prise de rendez-vous, communication d’informations entre professionnels et patients, partage des données de santé, soins et suivis à distance, optimisation des emplois du temps, gestion des ressources. En ce sens, le numérique en santé passe pour vecteur d’amélioration du lien entre soignant et soigné, en permettant un prolongement du service public là où l’accès aux soins en présentiel serait défaillant.

Continuité, égalité et adaptabilité seraient donc les maîtres mots de ces initiatives.

Pourtant, sans nier l’opportunité que représentent ces innovations, il convient de rappeler les difficultés que certains éprouvent à leur usage. Illectronisme, défaut d’équipement, manque d’adaptation des plateformes sont autant d’éléments qui restreignent l’utilisation de ces par tous.

Aujourd’hui, l’impulsion donnée par la puissance publique, soit en développant ses propres outils, soit en contractualisant avec le secteur privé, mène à évaluer le caractère de service public de l’e-santé. Or, outre les trois grands principes du service public, les enjeux de performance et de transparence de la télémédecine sont à prendre en compte afin de qualifier ces prestations.

De Doctolib au Dossier Médical Partagé (DMP), peut-on espérer que l’e-santé vienne prolonger l’action des services publics de santé traditionnels ?

I.         La volonté de garantir une offre de soins équivalente

Le numérique, un vecteur de progrès à disposition de la puissance publique

La loi organique relative aux lois de finances de 2001 instaure une exigence de performance du service public. Symbole de mutabilité en termes de soins et de suivi médical, l’e-santé pourrait donc répondre à cet idéal de performance du service public.

Dans sa note datant de décembre 2021, Santé: garantir l’accès à des soins de qualité et résorber le déficit de l’assurance maladie”, la Cour des Comptes pointe d’ailleurs les apports attendus du numérique en santé.

Réduction de la difficulté d’accès aux soins, prévention des effets indésirables des traitements médicamenteux, gain de temps, réduction des examens redondants, accroissement de la surveillance… Autant de potentialités qui bénéficieraient aux professionnels comme aux patients, tout en limitant les coûts.

Néanmoins, cette potentialité demeure conditionnée à une appropriation de ces services par la population. Là où la Cour des Comptes relève la nécessité de normes techniques, l’accessibilité de solutions innovantes et la confiance accordée à ces solutions apparaissent comme un élément déterminant afin que l’e-santé améliore la performance du service public. Difficile d’imaginer comment l’e-santé permettrait de prévenir des récidives pathologiques pour les populations souffrant d’illettrisme numérique ou n’ayant pas accès aux technologies nécessaires.

De même, pour que l’e-santé soit performante, il semble primordial qu’elle ne soit pas un poids pour les professionnels de santé. Les hésitations quant au lancement puis aux finalités du DMP ont non seulement été facteurs de coûts importants depuis 2004 mais aussi de complications d’appropriation par les soignants.

La mise en place de conditions d’accès similaires

Il existe une volonté de mettre en place des conditions d’accès similaires aux soins en présentiel. Un accord conventionnel a ainsi été signé le 14 juin 2018 par les médecins libéraux et l’assurance maladie afin d’assurer le remboursement des téléconsultations et de la télé-expertise. Outre les exigences propres à la télémédecine, on trouve là les mêmes impératifs de réglementation que pour les actes médicaux assurés en présentiel.

Pour bénéficier du remboursement d’une téléconsultation auprès d’un spécialiste, l’orientation par le médecin traitant est par exemple nécessaire (cf. art 18.1 de la Convention), à moins d’avoir déjà consulté ce médecin au cours de l’année qui précède. Les mêmes dispositions s’appliquent en ce qui concerne les soins traditionnels. Et si des ajustements ont bien eu lieu pendant la pandémie, en supprimant la nécessité d’un intermédiaire pour les personnes à risque, un refus de la prise en charge totale demeure dans la législation en cas de prise de consultation sollicitée directement par les patients.

Le médecin traitant, désigné comme pivot du parcours de soins, reste alors un acteur incontournable.

Si on peut se réjouir de la volonté de mettre au même niveau télémédecine et soins traditionnels en termes de remboursement, ces conditions d’accès équivalentes interrogent. Puisque la télémédecine est souvent présentée comme un moyen facilitant l’accès à un professionnel de santé, la mise en œuvre de conditions absolument identiques n’apparaît pas forcément comme un véritable vecteur de facilitation dans l’accès aux soins. Bien que ces dispositions relèvent d’une avancée et d’une volonté d’élever le recours aux consultations dématérialisées, elles ne constituent pas une incitation à les utiliser.

La volonté de systématiser le recours au numérique

En dépit de ces réserves, il ne faut néanmoins pas nier l’encouragement qui peut être donné par la puissance publique, qui s’inscrit dans une dynamique de généralisation du recours au numérique en santé.

Cette systématisation est par exemple à l’œuvre via le DMP et Mon espace Santé. L’article L1111-13-1 du Code de la santé publique dispose ainsi depuis le 7 décembre 2020 que l’espace santé sera ouvert automatiquement et gratuitement, à défaut d’opposition de la personne concernée. Cette ouverture d’office illustre bien les velléités de systématiser le recours au numérique dans le parcours de soins.

Il s’agit ici de donner des outils supplémentaires aux professionnels de santé comme aux patients. Dans cette dynamique, l’apport de compléments numériques au sein du parcours de soins incite à une prise en main de ceux-ci.

II.           Une accessibilité à mi-chemin

Des doutes demeurent quant au potentiel d’accessibilité de telles initiatives. Là où l’intérêt de l’e-santé réside avant tout en une facilitation d’accès aux soins, les publics à même de bénéficier de la télémédecine sont restreints. Un problème d’accessibilité se pose alors, menant à un défaut de continuité.

Si on estime que 7,4 millions de Français vivent dans une commune où l’accès à un médecin généraliste est limité, la carence d’accès aux soins est d’autant plus forte en ce qui concerne les spécialistes. Le constat des déserts médicaux posé, l’e-santé pourrait être une source d’amélioration du recours aux soins. La téléconsultation constitue par exemple un moyen de maintenir un suivi lorsqu’un spécialiste est trop éloigné. En ce sens, l’e-santé pourrait être une réelle opportunité de suppléer le service public lorsque celui-ci souffre de carences.

Pour autant, cette potentialité d’amélioration du service s’exerce aussi du côté des soignants. Ainsi, l’Insee et la Drees estimaient en 2019 que 11% des médecins généralistes exerçaient en zone d’intervention prioritaire (ZIP). Si ceux-ci ne déclaraient pas un besoin plus saillant de formation que leurs confrères, ils consacraient globalement moins de temps à la formation continue. De ce fait, leur niveau d’expertise dans certains domaines, notamment en ce qui concerne le cancer du sein, était légèrement inférieur à celui de leurs confrères exerçant hors ZIP.

Pour eux aussi, l’e-santé représente donc une opportunité, les initiatives actuelles prévoyant un accroissement du dialogue entre professionnels.

Or, la carte des déserts médicaux et des départements insuffisamment couverts par Internet ont tendance à se superposer. Il y a donc une incapacité matérielle à se saisir de l’opportunité de l’e-santé. La composition des déserts médicaux apporte de ce fait une sérieuse limite aux promesses du numérique en santé. Elle est susceptible de renforcer les fractures territoriales déjà existantes et régulièrement contestées.

Une deuxième limite à l’accessibilité des services de santé numériques semble être sa prise en main par les acteurs.

Sa prise en main par les patients d’abord. Du fait du problème matériel que les populations sont à même de rencontrer, il y a dans ce domaine une nécessité de l’aller-vers. En d’autres termes, il s’agit pour l’administration d’adopter une démarche proactive, où les difficultés potentiellement rencontrées par les usagers sont devancées. C’est seulement à cette condition que l’e-santé pourrait être accessible à tous.

Ce besoin est particulièrement accru pour les populations dont le suivi médical continu est pourtant le plus indispensable. La Défenseure des Droits relevait ainsi le manque d’adaptation des plateformes et des sites d’information aux besoins des personnes souffrant de handicap. Accompagner et rendre accessible sont donc des enjeux de la réussite de l’e-santé.

A ce titre, il existe une volonté d’accompagner, bien que celle-ci puisse se révéler chancelante.

En janvier 2022, une étude Ifop menée pour Acteurs publics montrait que les fonctionnaires jugeaient la maturité numérique de leurs services certes en progrès, mais encore perfectible. Selon 48% des agents interrogés, la numérisation de leur métier, soit la maîtrise des enjeux de dématérialisation et de l’accompagnement de l’usager dans cette démarche, est le premier domaine pour lequel ils ressentaient la nécessité d’augmenter leurs compétences. Les deux principaux vecteurs de progression identifiés sont d’ailleurs des projets concrets pour accompagner l’apprentissage et la formation par des tiers.

Par ailleurs, dans son rapport sur la dématérialisation des services publics, la Défenseure des droits souligne le fait que ses relais sont parfois démunis face aux demandes des usagers. S’il y a bien des progrès constants quant à l’accessibilité des services de e-santé, ainsi qu’un volontarisme réel afin de faciliter l’emploi des services par les acteurs, le bilan demeure mitigé. Sans dénier les possibilités que représente l’e-santé en termes d’accès aux soins, le recours par tous est aujourd’hui largement compromis.

III.           Une impulsion privée mais une prise en main publique

L’élan novateur du secteur privé

Conformément à l’idée schumpétérienne, l’entreprise est une force motrice dans l’innovation en santé numérique. Les initiatives de numérique en santé les plus connues relèvent ainsi de l’action du secteur privé.

En ce sens, la Banque Publique d’Investissement répertoriait en avril 2021 les levées de fonds dans les secteurs de la télémédecine, de l’IA et de l’IoT médicaux. La France apparaissait alors comme l’Etat européen comptant le plus de fonds d’investissement dans l’e-santé. Encouragées par la pandémie de Covid-19, les entreprises et notamment les start-ups ont été incitées à s’implanter dans le secteur.

Si ces solutions sont à même de redessiner le système de santé actuel, elles s’exercent aujourd’hui dans le cadre de l’action publique. Élément plus exclusif mais encore saillant du service public, la place de la personne publique dans la mise en œuvre de ces initiatives est à déterminer.

L’aspiration au contrôle de la personne publique

Inévitablement, la puissance publique n’est pas en reste de l’initiative en matière de e-santé. Cette impulsion se traduit d’abord dans les termes, on peut notamment penser à l’Agence des Systèmes d’Information partagés de Santé (ASIP) devenue Agence du Numérique en Santé (ASN) en 2019. Mais outre cette évolution dans la dénomination, il y a bien une volonté d’implication croissante de la puissance publique en ce qui concerne l’innovation et les nouvelles technologies en santé.

Cette volonté passe d’abord par le recours à la contractualisation avec des personnes privées. Ainsi, l’AP-HP a été amenée à contracter avec Doctolib. Cette délégation de mission s’est d’ailleurs révélée plutôt efficace: un an après, une étude d’impact réalisée par Hospinnomics relevait que les prises de rendez-vous augmentaient de 11%, alors que le nombre de rendez-vous non honorés diminuait. Le système de rappel par SMS, de même que les facilités d’annulations de rendez-vous ont permis une rétribution de ceux-ci et donc une meilleure efficacité du service. Lorsqu’elle n’agit pas elle-même, la puissance publique est prompte à déléguer des missions à des sociétés, voire à mettre des outils à disposition des entreprises innovantes en matière de santé. L’outil Convergence est par exemple proposé depuis septembre 2020 aux industriels du secteur, afin que ceux-ci puissent évaluer la conformité de leurs biens et services aux attendus du référentiel fonctionnel socle de télémédecine.

La puissance publique s’est aussi impliquée directement, notamment par l’investissement. Le plan “Innovation Santé” a ainsi été l’occasion d’injecter 7,5 milliards d’euros, dans le cadre d’une stratégie d’accélération du numérique en santé. Ce sont par exemple 81 millions d’euros qui doivent être consacrés à la formation des acteurs de la filière de la santé numérique. Il y a donc bien une volonté d’engagement de la part de l’Etat, qui se reflète aussi dans les structures mises en place. De cette manière, le Health Data Hub se trouve être un Groupement d’Intérêt Public, marqueur d’une volonté de coopération avec les acteurs privés, mais surtout signal du contrôle exercé par la personne publique.

Sans être le seul moteur du numérique en santé, l’Etat manifeste donc sa détermination à s’y faire une place.

L’importance de relais locaux

En dehors de cette stratégie établie à l’échelon national, l’implication des collectivités territoriales et des établissements publics locaux (EPCI, CCAS, CIAS…) semble aussi conditionner le bon fonctionnement du numérique en santé.

D’abord, du fait des problématiques d’accessibilité de ces services et donc d’accompagnement des populations. Les spécificités des populations locales doivent absolument être prises en compte pour éviter les lacunes d’un service public à plusieurs vitesses, qui échoue à être au profit du plus grand nombre.

L’implication des collectivités territoriales est d’autant plus importante car les réseaux locaux de professionnels de santé constituent un vivier d’intégration efficace des solutions numériques au processus de soins. La start-up Conex Santé, qui fournit le service de télé expertise à Unilabs en France, s’appuie ainsi sur l’organisation d’échanges entre professionnels de santé au sein des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CTPS). Les CPTS, soit des structures de coordination des professionnels d’un même territoire s’organisant volontairement pour répondre à des enjeux communs, sont alors le lieu d’une prise en compte plus efficiente et pertinente de chaque patient.

Si le numérique en santé devait prolonger le service public, il y aurait alors indéniablement une place à faire au local afin d’assurer la cohérence de l’action privée comme publique.

Clémentine Hardy – Responsable du pôle GovTech

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